Apprendre à accepter nos disparitions

02 décembre 2019

Éden. Texte et mise en scène : Pascal Brullemans ; avec Émilie Gilbert, Justin Laramée, Dany Boudreault ; une production du collectif Petits Lapins. Présenté au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui du 19 novembre au 11 décembre 2019.

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Avec Éden, Pascal Brullemans nous convie à la croisée de la grande et de la petite histoire. À la fois réflexion sur la société québécoise et incursion au cœur de la vie d’un couple ordinaire, ce texte à saveur autofictive offre une perspective originale sur notre rapport au monde, le temps qui passe et les modes de vie qui nous détruisent.

Car c’est bien d’engagement dont il est question ; engagement social aussi bien qu’amoureux. Comment établir un vivre-ensemble qui ne brime pas la liberté individuelle ? Comment sortir des carcans que nous imposent nos conditionnements sociaux sans tout foutre en l’air ? Comment vivre sans constamment être limité·e·s par l’idée de notre finitude ?

La force de ce texte tient au fait qu’il ne s’agit pas simplement d’une énième pièce à propos des relations de couple ou de l’amour. Par son écriture fragmentée et épurée, mais d’une précision chirurgicale, Brullemans parvient à évoquer avec une grande justesse tous les paradoxes de l’amour contemporain et de la relation à l’autre. Sa mise en scène, habile et réfléchie, appuie d’ailleurs cette absence de fioritures, laissant toute la place aux silences et aux non-dits, aux gestes et aux regards, dans un enchaînement de moments intimes et d’ellipses qui touchent successivement à ce qui fait mal et à ce qui fait du bien, et ce, sans jamais que la morale ne s’en mêle.

Virtualités

On ne peut s’empêcher, tout au long de ce spectacle, d’y voir une influence foucaldienne, et c’est peut‑être aussi ce qui lui permet d’éviter l’écueil du cliché. C’est particulièrement vrai en ce qui a trait à l’idée de « rouvrir des virtualités relationnelles et affectives », souhait formulé par le philosophe en 1981 dans « De l’amitié comme mode de vie » et « Le triomphe social du plaisir sexuel ». Pour Michel Foucault, il était nécessaire que nous « imagin[ions] et cré[ions] un nouveau droit relationnel » qui permettrait « que tous les types possibles de relations puissent exister et ne soient pas empêchés, bloqués ou annulés par des institutions relationnellement appauvrissantes ». C’est en partie à ce genre de réflexion que nous invite Brullemans. Comment assumer notre liberté individuelle tout en demeurant solidaire au sein de nos relations ? Cette inadéquation apparaît, par exemple, lorsque le couple Justin/Émilie s’interroge sur les limites de l’adultère. Quels gestes en font partie ? Y a-t-il des circonstances atténuantes ? Comment marier devoirs familiaux et ambitions professionnelles, désir et sentiment amoureux ? Quelle place doivent occuper les compromis, les mensonges ou les secrets dans nos relations amoureuses (ou sociales) afin d’en assurer le maintien ?

Peut-être est-ce aussi en suivant cette perspective foucaldienne qu’il faut envisager le personnage interprété par Dany Boudreault. Au départ, on sourcille un peu devant ce dispositif qui utilise l’homosexuel comme une sorte d’épouvantail-narrateur qui amène à penser différemment, voire incite les « gens non homosexuels [à] enrichir leur vie en modifiant leur propre schéma de relations », dirait Foucault. Cela dit, ici, c’est surtout l’ironie et la lucidité du personnage – souvent autocritique – qui permet finalement au dispositif de trouver son efficacité et de ne pas tomber dans le cliché. Discret tout en étant omniprésent, cet ajout permet aux réflexions assumées par le couple d’avoir une portée plus large.

Ligne de fuite

L’idée de saisir la trentaine d’années de vie commune d’un couple ordinaire, voire banal, pour en faire une expérience universelle et une métaphore de la société québécoise était ambitieuse, mais la pièce arrive à bon port grâce à la sensibilité et à la justesse de l’écriture de Brullemans. Il y mélange habilement tendresse, souffrance et autodérision, en saisissant les moments clés de ce vécu partagé, une partition interprétée tout en nuances par Justin Laramée et Émilie Gilbert.

En outre, au-delà de la question de l’amour, l’intérêt du spectacle tient aussi au fait qu’on y élabore une réflexion sur la puissance créatrice que contient l’échec, ces petites disparitions qui jonchent notre quotidien. Les échecs et les erreurs d’un couple, voire d’une société, ne devraient pas obligatoirement en marquer le point final. Tout n’est pas que commencements et fins, et rien ne saurait progresser en suivant une ligne bien droite ; il y a aussi – peut‑être surtout – une grande beauté dans le fait de construire quelque chose sur des ruines. C’est peut-être même uniquement au cœur de ces ruines, c’est-à-dire hors des modèles idéalisés, qu’il serait possible de déceler ce qui a vraiment de la valeur, ce pour quoi on est prêt à se battre, à s’engager.

Ainsi, Éden s’intéresse peut-être surtout à nos deuils ordinaires, et à l’idée que nous allons tous finir par disparaître, individuellement et collectivement. De même que sur les possibilités qu’il y a à accepter la destruction, la fin (temporaire ou non), cette angoisse qui nous empêche de vivre, de prendre des risques, d’explorer de nouvelles manières de vivre et d’être en relation avec autrui. Ces tiraillements, ces limitations avec lesquelles nous avons toutes et tous à jongler au quotidien pour répondre aux modèles utopiques que la société nous sert ; mais à quel prix, et pour le bénéfice de qui ?

crédits photos : Valérie Remise