Wintonick, à la croisée des quêtes

27 novembre 2020

Mira Burt-Wintonick, Wintopia, Eyesteelfilm, 2020, 88 minutes.

 

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Le nom de Peter Wintonick reste un peu méconnu au Québec. Pourtant, le documentariste canadien a eu une carrière des plus prolifiques, tout en faisant preuve d’un engagement constant dans le monde du cinéma, en participant à une centaine de films comme réalisateur ou producteur, dont le plus connu est sans doute son film de 1992, Manufacturing Consent : Noam Chomsky and the media.  Dans Wintopia, présenté cette année aux RIDM, c’est la fille du réalisateur, Mira Burt-Wintonick, qui rend un hommage à son père, décédé à Montréal en 2013.

Simultanément, le film présente une quête placée sous le double signe du cinéma et de l’héritage : quand Peter Wintonick a été emporté par la maladie, il laissait inachevé un film élaboré pendant quinze ans, qui devait se nommer Utopia et constituer le projet le plus personnel du réalisateur. Mira Burt-Wintonick a dû endosser le rôle de continuatrice de ce film fantôme, qui lui a été légué sous la forme de boîtes de cassettes, 300 pour être précise, renfermant des images filmées par son père un peu partout autour du monde. Ces images sont le matériau principal de Wintopia, entièrement créé à partir de différentes archives. Un des défis de la réalisatrice a été de bâtir un objet cohérent à partir d’une discontinuité initiale, celle des images pêle-mêle, devenues soudainement plus éparses sans la présence de celui qui les avait pensées.

Les pèlerinages du documentariste

Il est intéressant d’observer comment la réalisatrice a choisi d’ordonner ces images, proposant de cette façon sa propre lecture du projet de son père, Utopia, dont l’idée centrale peut être décrite comme la quête d’une utopie terrestre. Cela dit, malgré ce regard nécessairement personnel, Mira Burt-Wintonick tente en premier lieu d’amener le spectateur à mieux saisir ce que signifiait pour Peter Wintonick la notion d’utopie, s’effaçant quelque peu, par moments, derrière la figure du documentariste.

L’idée d’utopie est souvent associée à celui qui est considéré comme l’inventeur du terme, Thomas Moore, et la référence est bel et bien présente dans le film. Mais le guide élu par Wintonick dans sa recherche de l’utopie a quelque chose d’agréablement inédit. Il s’agit de Saint-Brendan, un homme du Vième siècle à propos duquel il existe quelques récits hagiographiques, et qui aurait consacré sa vie à de longues pérégrinations pour trouver une île perdue, un paradis terrestre. Lorsqu’un artiste s’intéresse de près à la vie d’un personnage saint ou légendaire, il n’est pas rare qu’entre en jeu un certain mécanisme d’identification, comme si ce personnage faisait office de miroir ou de double. La référence à Saint-Brendan confère certainement un aspect merveilleux ou spirituel au projet cinématographique de Peter Wintonick, qui aurait fait le pari du renoncement – au confort, à ses proches – dans l’espoir d’atteindre un but inaccessible.

Les nombreux voyages du documentariste l’éloignent de sa famille, réalité souvent évoquée dans le film, de façon à y introduire une trame plus personnelle, autobiographique. La réalisatrice interroge du début à la fin de Wintopia les rapports entre son père et elle, tentant de comprendre sa place dans un monde où il lui paraissait parfois ardu de s’affirmer comme individu à part entière (et c’est peut-être dans l’espace de ce film qu’elle trouve cette place). Elle regarde les images de son enfance, interroge famille et amis pour découvrir l’homme qu’a été « papa pete », mais aussi pour accéder à une sorte de guérison personnelle. Il y a d’ailleurs dans le film un intéressant renversement : si le lien entre Mira et son père passait surtout par la caméra – le film contient plusieurs archives personnelles suggérant combien Peter Wintonick filmait abondamment les moments passés avec sa fille – c’est maintenant au tour de Mira Burt-Wintonick de provoquer la rencontre et de prendre les devants en réalisant un film sur son père.

Héritages

Malgré l’évocation plutôt mystique de Saint-Brendan, la plupart des références que Peter Wintonick convoque, lorsqu’il réfléchit à l’idée d’utopie au cours de ses recherches, constituent des repères bien concrets, principalement des noms reliés à un combat pour la justice sociale – Nelson Mandela, Ghandi – ou des entreprises humaines récentes, des initiatives incarnant une vision du progrès humain ou social. D’ailleurs, Mira Burt-Wintonick souligne très bien, en intégrant au film des images d’archives de certains projets auxquels a contribué son père, que ce dernier a toujours été intéressé par ces enjeux au cours de sa carrière. Wintonick revendique très clairement la responsabilité sociale du documentariste. Ainsi, entre références fictionnelles, spirituelles, historiques et contemporaines, Peter Wintonick déploie une pensée originale de l’utopie dont la réalisatrice réussit bien à montrer l’intérêt et la complexité.

Un des objectifs de Mira Burt-Wintonick, en réalisant Wintopia, était dans une certaine mesure de poursuivre l’entreprise entamée par son père, ou du moins de proposer ce qui aurait constitué une sorte de mot final à cette aventure. Mais la réalisatrice n’a pu qu’être confrontée à une impossibilité constitutive. Cette irréalisabilité vient de la nature même du projet de Peter Wintonick, le concept d’utopie tenant d’un idéalisme qui peut difficilement trouver des incarnations (en plus du lieu idéal, l’utopie est aussi le non-lieu). Le projet, donc, semble dès le départ se caractériser non seulement par l’inachevé, mais aussi par l’inachevable. La perspective de Burt-Wintonick reste porteuse d’une certaine noirceur : la réalisatrice constate notamment que le monde, depuis le décès de son père, ne semble pas être tendre vers l’amélioration, et rappelle que certains des projets progressistes documentés par Peter Wintonick se sont depuis effondrés. En prenant en charge les recherches de son père, la réalisatrice est amenée à réfléchir à ce que signifie la quête d’Utopia une fois détachée de son contexte initial.

Des mondes possibles

Wintopia exhibe des filiations, d’abord celle très évidente entre Peter et Mira, réalisateurs de père en fille. La deuxième est celle entre Peter et son propre père, qui devait lui aussi souvent voyager pour son travail, et captait des images du monde avec sa caméra Super 8 afin de les montrer à sa famille au retour. Pour Peter Wintonick, la passion du cinéma semble justement aller de pair avec une curiosité et un amour profond pour l’existence. Le documentariste fait partie de ces cinéastes qui ne peuvent dissocier leur art de leur propre vie.

C’est particulièrement clair dans le cas d’Utopia, une quête cinématographique qui engage le réalisateur lui-même et se transforme en quête personnelle. Plusieurs éléments du film suggèrent ce rapport étroit, pour Peter Wintonick, entre vie et cinéma, à commencer par le titre judicieusement choisi par la réalisatrice, Wintopia, mot-valise qui rapproche et confond les deux pôles. Peter Wintonick était un rêveur, un enfant éternel. Il croyait que le cinéaste pouvait rêver et proposer des utopies réelles, des mondes possibles. La réalisatrice fait très bien ressortir ce que l’on peut considérer comme la conviction profonde de celui à qui elle rend hommage : la vie et le cinéma – mais aussi l’art en général – se rencontrent continuellement. C’est dans cette rencontre, en définitive, qu’il y aurait un lieu pour l’utopie.