Pas de bullshit - ou la sincérité artistique de Myriam Jacob-Allard

Son sourire fait pousser / les fleurs.

Son sourire fait courir / la mort.

Son sourire fait mourir / la mort.

Patrice Desbiens, Un pépin de pomme sur un poêle à bois, 2011

En 2014, on m’invitait à écrire sur l’exposition Maman(s) présentée au Centre des arts actuels Skol : j’y découvrais alors le travail de Myriam Jacob-Allard. Je suis entrée dans un endroit où je n’étais jamais allée – je ne parle pas de Skol. Et j’ai aimé ça : j’ai eu du plaisir, mais pas que. Le travail de cette artiste a quelque chose à voir avec le sérieux que l’on met dans le plaisir, le confort, mais aussi une forme d’émancipation devant nos repères, la familiarité et l’étrangeté d’une mémoire recomposée. Chez Jacob-Allard, c’est en grande partie par la culture populaire que passe ce plaisir, ce confort et cette familiarité. Et si l’on ouvre la poupée russe qu’est la culture populaire québécoise, on y trouve, parmi ses rejetons refoulés, la culture country-western. C’est par le lien familial que cette dernière s’est insinuée dans la vie de Myriam Jacob-Allard. La famille, ce grand portail au seuil duquel on hésite, à sortir comme à rentrer. Parfois, on niaise sur le pas de la porte, d’où l’on observe le monde, jauge et tâte les choses du bout des doigts.

Micromythologie familiale – la menace d’une tornade

En début d’année (du 7 février au 5 avril 2019), Dazibao présentait l’exposition T’envoler, le plus récent corpus d’œuvres créées par Myriam Jacob-Allard. Ce fut l’occasion pour moi de renouer avec l’univers de l’artiste. Et cet univers s’y déployait avec un tel élan qu’il menaçait de voler de toute part, tornade en tête. Protéiforme, l’exposition rassemblait vidéos, installations sculpturales et vidéographiques, et images photographiques. On pourrait parler d’œuvres distinctes, mais la pratique de Jacob-Allard ne s’articule pas selon cette logique : une forme de porosité lie les œuvres entre elles, celles-ci partagent les particules d’un passé commun, leur matérialité est hantée d’une même mémoire. Si la mère est un motif récurrent de son travail depuis de nombreuses années, ici nous remontons jusqu’à la grand-mère. Figure d’un lien lointain mais encore accessible, l’aïeule est le rappel d’un ancrage, des prémices d’une « histoire petit h » – de celle dont on peut encore se souvenir.

Avec T’envoler, il est question de déliaison tout autant que d’enracinement – et la force des éléments y est pour quelque chose. Une tornade est un phénomène naturel exceptionnel, peu fréquent et imprévisible, surtout ici dans le nord de l’Amérique du Nord. C’est l’anecdotique lorsqu’il se glisse dans la peau du sublime. Mais c’est d’abord le sujet d’une histoire racontée maintes fois par la grand-mère de l’artiste, madame Alice Gervais : enfant, elle aurait été emportée par le vent d’une puissante tornade et se serait momentanément envolée, pour atterrir dans la platebande de rhubarbe. Ayant pris avec le temps des allures de micromythe familial, ce récit en croise un autre, celui d’une chanson country, T’envoler, de Julie et Paul Daraîche – d’où le titre de l’exposition –, une chanson d’amour réinterprétée par l’artiste, sa sœur et leur mère. Transformée en berceuse et déplacée dans un contexte d’interrelation mère-filles, la pièce prend une tout autre sonorité. Mais bien que les liens affectifs résonnent différemment dans la version des Jacob-Allard, la force et l’ampleur du liant demeurent les mêmes, ainsi que la peine liée à sa possible perte.

Une forme d’ambiguïté habite le travail de Myriam Jacob-Allard. À la tendresse du lien filial et du confort de la familiarité s’oppose – en douce – l’éventualité de l’abandon et de la disparition des repères. Et si nous laissons cette ombre s’épanouir et s’étendre de tout son long, nous y verrons peut-être la mort, finale des finales avec laquelle composer et conclure. L’ouragan et sa tornade, c’est un peu cette menace implicite : un danger qui pourrait ne pas pardonner, qui pourrait anéantir un lien, une clôture, une maison, un veau, un être humain. La mort ne perd pas son temps avec le deuxième ou le troisième degré de compréhension. Elle ne raconte pas des blagues. La mort est sincère. C’est même le degré zéro de la sincérité – tout comme le sont les liens filiaux. Il ne s’agit pas de « l’idée » de sincérité, mais bien de celle qui est là au fond de soi, malgré soi.

Retour aux origines – en Winnebago

Dix ans plus tôt, l’artiste native d’Abitibi-Témiscamingue présentait Country en trois temps (2009). Tenu dans le sous-sol de l’église Saint-Édouard, à Montréal, l’ovni artistique de Myriam Jacob-Allard explorait l’imaginaire collectif québécois : son côté artisanal et DIY, l’expression communautaire d’une époque et, bien sûr, la prégnance de la culture country dans notre société. Le country est une empreinte que l’on cherche parfois à effacer, telle la trace d’un plaisir coupable en marge d’une culture dite savante, celle-là même à laquelle appartiendrait l’art contemporain. Évidemment, il s’agit là d’une certaine vision de l’art – que l’on pourrait qualifier d’élitiste – à laquelle échappe un large pan de l’art actuel, caractérisé plutôt par la prise de risque. Le projet multiforme de Jacob-Allard s’inscrivait dans cette optique, revendiquant une posture inclusive et décomplexée. Fondé sur une approche intergénérationnelle et intégrant différents milieux sociaux, l’événement mettait de l’avant des préoccupations liées à l’univers domestique, dont l’artisanat et la cuisine. En invitant le public à prendre part à des actions collaboratives comme des ateliers de confection, un buffet créatif ou des séances de danse en ligne, l’artiste parvenait à déstabiliser nos a priori sur des activités et des métiers perçus comme traditionnellement féminins. À la fois exposition et événement participatif, le projet posait les bases d’une pratique artistique qui allait se déployer en étoile à partir d’un tout hétéroclite mais cohérent. Le ton, également, était donné : entre imitation et authenticité se trouve l’enracinement d’une sincérité souterraine, puissante et solide. De Country en trois temps vers T’envoler, c’est comme le parcours à rebours d’un retour aux origines, là où tout a commencé : la grand-mère maternelle, sa passion pour le country, la musique des postes de radio américains le samedi soir – Chicago, Cincinnati, Nashville –, ses tournées en Winnebago de festival en festival – il y avait annuellement, dans les années 1960 au Québec, pas moins d’une centaine de festivals westerns –, la transmission d’un héritage qui devient un work in progress.

La mère comme territoire connu – et inconnu

Parcourir le territoire québécois à la poursuite d’airs country-western n’était pas un problème pour la grand-mère maternelle de l’artiste : il faut plutôt parler d’un plaisir assumé. Dans un sillon nomade similaire, cette dernière collecte des matériaux : témoignages, gestes et images, danses, souvenirs et chansons a capella improvisées. Que ce soit lors du fameux Festival Western de Saint-Tite avec l’essai vidéo documentaire Au cœur du country (2008), dans lequel des festivalières sont invitées à témoigner de ce que représente pour elles cet événement, à travers une Entrevue de cuisine (2008) avec sa grand-mère, ou dans le cadre d’une résidence de création à la Struts & Faucet Gallery de Sackville, au Nouveau-Brunswick, où elle filme des femmes interprétant une chanson transmise par leur mère pour le projet Mother’s Songs (2016), l’artiste recueille un peu partout les marques d’une culture qui depuis longtemps traverse, en mode aller-retour, nos frontières immédiates. Le territoire cependant n’est pas qu’espaces nommés et terres habitées. C’est aussi de la mère comme territoire dont il est question chez Jacob-Allard. Cet espace d’où l’on arrive au monde, un univers à partir duquel on devient autre. Même dans l’affranchissement et le rejet, on reste lié à ce point d’origine – et de départ – qu’est la mère. C’est un terrain que l’on explore incessamment, depuis les tout premiers instants jusqu’au dernier ; un endroit dans lequel on naît et évolue, d’abord physiquement puis psychologiquement ; un lieu que l’on tente de saisir, de s’approprier, d’incorporer. Puis, au plus près, il faut s’émanciper, prendre distance, s’éloigner et se ressaisir, pour éventuellement revenir.

Car ce sera peine perdue. La filiation est inaliénable. Et la filiation maternelle est d’autant plus forte qu’elle est directe et incarnée. La transmission grand-mère / mère / fille opère comme un matriarcat informel. Dans le travail de Myriam Jacob-Allard, ce pouvoir du lien confère à la mère le statut ambivalent de figure héroïque. Est exemplaire de cette ambivalence la vidéo Maman, ne t’en fais pas (2010), où l’artiste réinterprète dans une attitude impassible la chanson éponyme de Marie King, icône québécoise de la musique country-western, afin d’opposer l’idéalisation de la mère à ses contingences quotidiennes, aux aléas de sa vie au jour le jour. La manière dont la culture country idolâtre la figure maternelle, à travers sa musique, nous place en effet devant un paradoxe : aussi élevée soit sa représentation, quasi déifiée, elle demeure la protagoniste d’une existence simple, remplie de responsabilités, traversant les difficultés et les épreuves avec force et courage. Cette image duelle et foncièrement hybride n’est pas étrangère aux valeurs religieuses qui ont infusé le Québec dès le xixe siècle : elle est l’expression d’un clivage par lequel le confinement de la femme aux impératifs domestiques a fait autorité durant de nombreuses années. Alors que le country célèbre cette dichotomie avec une légèreté quasi candide, Myriam Jacob-Allard en fait l’instrument d’un affranchissement. L’histoire de la grand-mère maternelle de l’artiste en témoigne : veuve à trente-huit ans, élevant seule ses neufs enfants, elle fredonne néanmoins un air country qui joue en arrière-plan, telle la trame sonore d’une vie qui raconte et libère tout à la fois. C’est la superwoman, la super-maman à la fois bien réelle et pourtant presque une fiction : une représentation d’elle-même, comme superposée en transparence et en temps réel.

Altérité et filiation matrilinéaire – des liens qui délient

La pratique de Myriam Jacob-Allard est certes habitée par la mère et la grand-mère – que celles-ci soient évoquées, représentées ou carrément présentes –, mais elle est également peuplée de personnages. La construction de personas, avec ou sans artifices, y est constitutive d’un rapport de disruption avec l’image de soi et, par extension, de la femme. Si ce qui différencie est ce qui lie, comme le mentionne Judith Butler dans Le récit de soi (2003), il faut voir les stratégies de personnification de Jacob-Allard comme des relations d’altérité où la figure féminine est « autre » avant même d’être identifiée comme « femme ». Avec cette posture féministe en filigrane, l’autoreprésentation s’apparente alors à un procédé de rétro-ingénierie qui consiste, ici, à prendre une distance afin de comprendre sa propre réalité interne, tant personnelle que culturelle. Les divers rôles qu’incarne l’artiste lui permettent de saisir cette double réalité sous une multiplicité de perspectives : allant de la chanteuse ou du chanteur country – notamment par la reprise de certains airs du répertoire québécois à la manière de vidéos amateurs trouvées sur YouTube, comme dans l’œuvre vidéo Une voix me rappelle toujours (2016), qui fut présentée au Musée d’art contemporain lors de la Biennale internationale de Montréal en 2016 – à une Janette Bertrand revisitée en brunette – pour le projet participatif Parler pour parler (2009-2012), qui invitait les participantes à discuter de leur rapport à la maternité – et jusqu’au Soldat Lebrun, pionnier du western au Québec dans les années 1940 que l’artiste actualise et féminise dans le diptyque vidéo Soldat Lebrun : devenir et être le héros (2010). Une mémoire collective se trouve ainsi recomposée, réinterprétée et déconstruite à travers la lentille de la subjectivité genrée.

Cette manière qu’a Jacob-Allard de se mettre en scène, quelque part entre performance et autoreprésentation, peut rappeler la pratique de l’artiste new-yorkaise Eleanor Antin, plus spécifiquement The King of Solana Beach (1972), une fiction identitaire prenant la forme d’une série de performances et de photographies où elle incarne un roi, une ballerine, une infirmière et la star d’un film noir. Se glisser dans la peau d’un personnage résonne généralement avec une volonté d’interagir au second degré. On pense ici spontanément à Cindy Sherman flirtant avec le grotesque et le monstrueux, accentuant le dérisoire par la caricature. Chez Jacob-Allard cependant – tout comme chez Antin, d’ailleurs –, on ne donne pas dans l’exagération ou l’extravagance. On ne se moque pas non plus. Un certain sérieux caractérise le travail performatif. Le rire, s’il éclate, ne succède qu’au sourire. C’est un rire qui ne contient pas de bullshit : de la joie franche, du bonheur d’être soi tout en étant autre – quelque chose d’à la fois simple et pas simple, à l’image de la vie elle-même.

L’autoreprésentation performative permet également de subvertir les rôles et ce qu’ils prescrivent. La fille devient mère lorsqu’elle endosse la culpabilité maternelle dans Maman(s). Puis elle devient grand-mère quand, dans Les quatre récits d’Alice, se lisent sur ses lèvres les paroles du récit d’enfance de l’aïeule. Par la voix réelle de la grand-mère se transmet la vivacité d’une mémoire lovée au cœur de l’oralité. La vidéo T’envoler convoque également ce lien vivant qu’est la voix. À travers leur croisement – et comme l’exprime Luce Irigaray dans Le corps-à-corps avec la mère (1981) –, ces paroles de femmes sur trois générations mettent en perspective une généalogie féminine qui permet de repenser et d’ébranler l’ordre patriarcal. La force de la filiation matrilinéaire est un levier d’émancipation et de libération face aux modèles imposés. Cette complicité intergénérationnelle, qui est à l’œuvre dans le travail performatif de Jacob-Allard, opère un déplacement des a priori et contribue à refonder une certaine vision du monde par la réinvention d’une stabilité, avec la solidarité comme structure de fondation.

L’ambivalence comme force – sous le signe de la sincérité

Irréductible au regard de l’ensemble de la pratique de l’artiste, et ce, depuis ses tout débuts, la figure féminine s’y manifeste avec une ambivalence relative : ce qu’elle exprime est rarement synchrone avec la qualité de sa présence. Le chant, omniprésent dans son travail, devient souvent le vecteur de trahison de cette dichotomie. L’entrain que l’on reconnaît généralement dans la chanson country s’y trouve mis à plat, et c’est sans filtre que les paroles résonnent alors à nos oreilles. L’installation vidéo Ne pas mourir (2017) met en scène cette ambiguïté où l’amour chanté est aussi l’amour du chant, dont l’écho ne veut pas mourir. Le refrain que fredonne le personnage féminin induit un sentiment de dualité qui dépasse largement l’air de cette mélodie bien connue. L’équivoque enveloppe l’entièreté de l’installation : les éléments visuels – bouches et chevelures – y véhiculent un niveau d’étrangeté qui suggère un entre-deux, un espace où ce qui s’oppose se lie également. De quoi la blondeur de Renée Martel est-elle le signe ? D’une douceur ou d’une audace ? L’ardeur mélancolique du folklore country circule à la fois à double-sens et à double-voie dans les veines de ceux et celles qui en font leur passion : tout et son contraire y coexistent, s’y côtoient. C’est sans ironie qu’a lieu cette rencontre de contradictions chez Jacob-Allard. Et pourquoi pas : pourquoi ne pas accueillir la complexité de l’existence comme allant de soi ? Comme quelque chose qui se transmet de génération en génération, de mère en fille – contre vents, marées et tornades.